Un confinement révélateur de nos interdépendances

Alors qu’un débat idéologique séculaire confronte les tenants de la responsabilité individuelle aux promoteurs de solutions collectives, un virus microscopique 100.000 fois plus simple que notre ADN révolutionne les mentalités.

Article publié le 21/03/2020 sur Atlantico


Avec son assurance habituelle, le docteur Laurent Alexandre expliquait en janvier sur Radio Classique que le nouveau virus chinois était moins dangereux que le SRAS de 2003 et la grippe saisonnière… C’était l’époque où les français considéraient avec compassion les mesures autoritaires prises par la dictature chinoise à Wuhan… Depuis, l’Italie a dépassé le bilan létal de la Chine et la France commence à s’installer dans un confinement inconfortable dont chacun comprend qu’il va durer nettement plus longtemps que les deux semaines annoncées par un président soucieux de ne brusquer personne.

Partant de l’adage que « ce qui ne tue pas rend plus fort », nous avons l’opportunité rare de penser à haute voix le fonctionnement de nos sociétés. Ne ratons pas cette occasion de décoder l’événement pour nommer les fragilités de notre monde. La nouveauté du moment est que nous sommes dans une crise planétaire qui peut atteindre personnellement chaque individu, avec un risque vital sérieux. La publication de l’identité des personnes atteintes par l’infection – en France le ministre de la culture, le président d’ADP, des députés et sénateurs, des médecins, des étudiants de Polytechnique, etc. – démontre que personne n’est trop fort pour prendre à la légère le risque d’être infecté par ce coronavirus.

Mais au quotidien, il faut bien continuer à vivre quelque part sur cette planète, à se ravitailler, à se soigner en cas d’accident ou de maladie. Jusqu’à présent, les riches pouvaient toujours s’offrir une solution, en déménageant ou en achetant les services nécessaires, les pauvres affrontant plus difficilement les conséquences d’épreuves diverses. Exceptionnellement ce n’est plus le cas. Le virus se répand dans tous les pays, sans distinction de classes. Et le risque est immédiat, contrairement aux conséquences plus ou moins visibles d’un réchauffement climatique que certains trouvent confortable de relativiser ou rejeter dans un futur lointain.

Là, nous sommes tous prisonniers dans la nef de Notre Dame en feu, qu’il s’agit de sauver de la destruction. Une seule solution : stopper au plus tôt la propagation du virus, comme des flammes. Le confinement n’est pas optionnel, chacun a un rôle à jouer dans cette lutte. Mais en pratique, rester chez soi pendant deux mois n’a pas du tout les mêmes conséquences pour tout le monde.

« Restez chez vous ! ». Slogan pertinent, certes. Mais pour ceux qui n’ont pas de chez eux ?

Dans quelques villes de France, des sans-abris ont été verbalisés pour n’avoir pas respecté la consigne nationale de confinement. L’absurdité de la situation éclate au grand jour, montrant un partage des irresponsabilités entre les individus et la collectivité. Alors que l’urgence est là, la police peut-elle embarquer de force les errants de nos villes et les héberger dans des centres fermés ? Ceci induit deux sous-questions. La population acceptera-t-elle encore longtemps la présence du facteur de risque que constituent ces personnes véhiculant leur dose de pathologies ? Est-on capable de loger les sans-abris autrement que dans des centres d’hébergement saturés, où la promiscuité assurerait une progression fulgurante du virus ?

La question des SDF n’est pas nouvelle, mais la crise actuelle la rend explosive. Faute d’avoir su apporter des réponses adaptées à la question du logement des personnes les plus fragiles de notre société, ni d’avoir eu le courage de poser des règles jugées autoritaires sur la mise à l’abri obligatoire – de force – des personnes errantes, nous allons devoir gérer un problème critique dans un délai court.

Sur ce thème, laissons la conclusion au sociologue Julien Damon : « le problème n’est pas conjoncturel mais structurel. Une épidémie souligne à la fois les carences et les failles contemporaines de la politique d’hébergement et de prise en charge. Viser d’abord un logement, un « chez-soi d’abord », comme le stipule un programme baptisé de la sorte, limite bien des inconvénients. Ce que nous dit l’épidémie, à long terme, c’est la nécessité de villes plus saines. Pour tous ».

Encourager le télétravail, oui ! Mais tout le monde n’est pas concerné

A l’autre extrémité de l’échelle sociale, les cadres d’entreprises installées, qui partagent l’essentiel de leurs journées entre des réunions (téléphoniques), leurs emails et la machine à café, parviennent assez bien à poursuivre leurs occupations professionnelles grâce aux commodités technologiques installées à leur domicile. Lorsque leur appartement ou leur maison, en ville ou à la campagne, assure à chaque membre de la famille un espace de vie suffisamment confortable, les désagréments du confinement sont relatifs. La paie tombera comme d’habitude, à la fin du mois, avec les éventuelles primes liées à la performance individuelle et collective.

Les métiers de production, en usine, sur des chantiers, en plein air, dans les boutiques ou à domicile, ne permettent pas ce confort, le virus mettant des millions de personnes au chômage technique. Parmi elles, certaines sont assurées de percevoir néanmoins un revenu de leur entreprise, qui a les reins assez solides pour encaisser. D’autres, en particulier les artisans et les indépendants, tirent leur revenu de la facturation des services qu’ils assurent en se rendant chez leurs clients. Le confinement tarit leur unique source de revenu.

Ainsi, tous les actifs ne sont pas impactés de la même façon par le confinement. Le patron d’une petite société de maçonnerie arrête son activité lorsque ses fournisseurs de matériaux arrêtent de le livrer. Ses ouvriers restent chez eux et attendent la paie de fin mars… Heureusement, l’intervention promise par le gouvernement permettra aux entrepreneurs et leurs salariés de faire face financièrement à ce chômage technique imposé par la nécessité vitale du confinement.

Cependant, le ministre des Finances Bruno Lemaire commence à s’inquiéter du risque d’une intervention étatique qui désinciterait du travail ceux dont l’activité reste nécessaire dans cette période, pour assurer l’approvisionnement et la santé de leurs concitoyens. Si l’Etat paye massivement les travailleurs à rester chez eux, on n’est pas sortis d’affaire… d’où l’idée d’une prime défiscalisée de 1000 euros pour ceux qui continuent de travailler malgré le coronavirus. Face aux circonstances exceptionnelles, le gouvernement est acculé aux bricolages coûteux, en payant ceux qui ne peuvent pas travailler et ceux qui veulent bien travailler ! A ce compte, le seuil d’un déficit de 100% du PIB sera bientôt un souvenir faisant des français les nostalgiques du bon temps d’avant le virus…

La sécurité du revenu, un socle robuste adapté à une économie de guerre

L’absence de revenu des millions de familles qui vont être acculées au chômage technique dans les prochaines semaines, pour une période atteignant probablement quelques mois, est – comme la question des SDF – le révélateur d’une fragilité récurrente de notre société. Parmi ces nouveaux chômeurs, beaucoup ont toujours travaillé, n’ont jamais été malades, se sont levés tôt chaque jour, y compris les samedis, pour répondre aux sollicitations de leurs clients. Personne ne songerait à les traiter de profiteurs ou d’assistés. Pourtant, dans cette période, ils vont devoir leur subsistance à la générosité de l’État-nounou.

Ainsi, l’État va devoir en urgence verser des revenus à des millions de citoyens, en faisant attention à ne pas désavantager financièrement ceux qui peuvent travailler. Le plus simple serait que l’Etat distribue à toute la population un minimum vital et prélève un impôt de solidarité exceptionnel auprès de ceux dont les revenus restent assurés malgré le coronavirus.

La formule la plus radicalement efficace pourrait ressembler à ceci : remplacer à partir de fin mars la formule compliquée de l’actuel impôt sur le revenu par une fonction de redistribution « de guerre » applicable à toute la population. La formule pourrait être la combinaison d’un prélèvement de 50% sur tous les revenus des personnes physiques, au premier euro, et d’une allocation de 750 euros versée à chaque personne. En même temps, ce mécanisme remplacerait avec bonheur les prestations sociales compliquées telles que le RSA.

Ainsi, chacun serait certain de recevoir au moins 750 euros chaque mois et partagerait solidairement la moitié de ses autres revenus avec toute la population. A la guerre, l’heure n’est pas à l’individualisme, mais au convivialisme ! Ceux qui croient qu’ils vont se sauver tous seuls de la menace du coronavirus ne seront probablement pas d’accord avec cette proposition. Mais ceux qui admettent que les défis actuels de notre monde nécessitent de renforcer la coopération de tous regarderont cette proposition avec intérêt.